Longtemps considéré comme "infilmable", Lettre d'une inconnue n'a existé que par la volonté de son producteur William Dozier, époux de Joan Fontaine. Impossible à adapter au cinéma du fait de son style littéraire mais surtout parce l'histoire de Zweig est jugée scandaleuse. Joseph Breen qui dirige le bureau de la censure exprime clairement les raisons: " gross illicit sex, promiscuity, and illegitimacy." (Eléments retrouvés dans un article de Philippe Garnier)
Max Ophuls, exilé depuis la guerre, a du mal à trouver sa place à Hollywood. Ce film même s'il n'en porte pas le projet initial est pour lui une opportunité parfaite de lancer sa carrière américaine. Amoureux de la Mittleuropa, il ne peut qu'être intéressé par la mise en image du livre de Stefan Zweig, et ainsi reconstituer la Vienne des années 1900. Ophuls a souvent traité dans ses films de la femme victime, il trouve sujet à sa taille avec l'histoire de cette jeune fille qui tombe amoureuse de son nouveau voisin , mais ce dernier est un libertin qui l'abandonne sans savoir qu'elle attend un enfant. Dans le livre, il était R... écrivain, il devient Stefan Strand, pianiste, dans le film. Ce n'est pas là, la seule modification apportée à la nouvelle, nous en trouvons d'autres plus significatives et surement nécessaires pour satisfaire les exigences de la censure, elles sont des renoncements au texte d'origine.
Pour l'adaptation cinématographique, Lisa la jeune fille , se marie après avoir eu un enfant. Dans le livre elle devenait une cocotte refusant toute demande en mariage pour rester fidèle à celui qu'elle aimait...elle recouchait même avec lui après l'avoir retrouvé par hasard. Scène interdite par la censure hollywoodienne, si elle rejoint bien le domicile de son amant, elle reste finalement fidèle à son époux, fuyant Stefan quand elle se rend compte qu'il ne la reconnait pas et demande , libertin accompli , à son valet de chambre de préparer un diner "as usual". Meurtrie elle fuit, alors que dans le livre elle acceptait son sort et cédait à nouveau.
La fin du film est une sorte de rédemption , Lisa meurt du Typhus, et Stefan Brand part pour un duel auquel il avait prévu auparavant de se soustraire, avec le mari de Lisa, un militaire. Nous pouvons penser qu'il a peu de chance de s'en sortir vivant.
Une autre fin avait été tournée où Stefan rejoignait la jeune femme à l’hôpital avant qu'elle ne meure, dans un dernier souffle, elle le remerciait sans un reproche pour les instants de bonheur qu'il avait pu lui donner. Nous pouvons y voir une forme de masochisme, de bonheur trouvé dans un amour impossible... mais Lisa comme le personnage du roman est aussi l’affirmation d'une femme libre, qui s'émancipe des convenances sociales pour vivre sa passion, elle mène sa vie selon sa propre volonté.
Ce qui rend le texte de Zweig passionnant, c'est justement ce refus de porter un jugement moral sur ces personnages. Le libertin est troublé par la lecture de cette lettre, troublé par cet amour fou mais aussi par ce texte qui lui raconte sa vie, n'oublions pas que dans le livre il est un écrivain ... mais passé ce trouble rien ne nous indique que sa vie va se transformer.
Pour autant ce film, magnifique mélodrame, est passionnant à regarder, il doit tout au talent de son metteur en scène, qui reconstitue parfaitement l'atmosphère de la capitale de ce qui était alors l'empire austro-hongrois, un monde qui lui était cher. Par de longs plans séquences , une utilisation maitrisée du flash back, Max Ophuls s'empare du caractère littéraire de cette histoire restant en cela fidèle au procédé narratif et à la fluidité du style de Stefan Zweig. Une leçon de cinéma !
Servi par un duo acteur absolument parfait, Louis Jourdan joue parfaitement le bellatre veule, ce n'est peut être pas d'ailleurs un rôle de composition; Joan Fontaine illumine le film, elle incarne aussi parfaitement la jeune adolescente que la femme passionnée, déterminée... Elle venait de tourner deux films de Alfred Hitchcock, Rebecca et Soupçons, elle est au sommet de sa carrière, à travers ces trois films elle parvient à créer un personnage à l'innocence ambigüe ...
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